Chercheur à l’Institut de l’environnement et de recherches agricoles (Inera) au Burkina Faso, Dr Issa Sawadogo est aussi expert en résilience et adaptation aux changements climatiques. Il participe, dans son pays, à la mise en œuvre d’un village climato-intelligent (VIC). C’est un village dans lequel le concept de l’Agriculture Intelligente face au Climat (AIC) est expérimenté. Rencontré à Cotonou, dans le cadre d’un séjour de formation, il s’est prêté au micro de votre journal, Agratime, pour expliquer en termes simples ce qu’est le VIC.
Qu’appelle-t-on village climato-intelligent (VIC) ?
C’est un concept assez exotérique, mais en réalité, qui traduit tout simplement un village dans lequel toutes les activités qui se mènent, tiennent compte de l’état des ressources. Tout ce que nous faisons c’est pour assurer notre alimentation de façon durable. Mais comme ces productions sont basées sur les ressources naturelles, il faut faire en sorte que les ressources puissent être durables, puissent être pérennes pour continuer de nous permettre de produire. Et donc c’est comme une sorte de cohabitation mutuellement bénéfique entre les ressources que nos activités productives. Alors théorisé ainsi, quand vous ramenez ça dans le contexte de l’AIC, c’est-à-dire l’Agriculture Intelligente face au Climat, il y a trois piliers qui doivent être adressés pour dire qu’on est dans le contexte de l’Agriculture Intelligente face au Climat. Il y a l’atteinte de la sécurité alimentaire. Il y a le fait qu’on fait attention au climat, donc aux ressources. On a les questions d’atténuation et les questions d’adaptation. Donc, dans un tel village qu’on appelle le village climato-intelligent, toutes les activités doivent être pensées de sorte à assurer que les ressources ne se dégradent pas. Si on ne peut pas les améliorer, au moins qu’on les garde à leur état initial, et que nous ayons dans notre environnement des ressources qui nous permettent de faire face aux événements, aux aléas climatiques.
De façon terre à terre, si vous êtes dans un village qui est sujet beaucoup à des aléas comme l’inondation, si l’inondation se produit, est-ce que vous êtes armé pour y faire face ? Sinon, est-ce que vous pouvez mettre en œuvre des actions pour y faire face ? C’est à toutes ces questions-là que les activités intelligentes face au climat sont conduites dans le cadre d’un village. Et on dira que ce village-là est un village climato-intelligent parce que rien ne se fait au hasard, tout est réfléchi, focussé sur le climat. Ce qui veut dire que les activités que vous voulez mettre en œuvre, que ce soit des projets, vous allez réfléchir par un diagnostic. D’abord la réalité du village, donc faire l’état des ressources du village, toutes les ressources de subsistance. Ensuite, l’état des aléas climatiques. Quels sont les aléas qui sont les plus fréquents dans le village ? Par exemple, la sécheresse, la température, les vents violents, les inondations, tout ça c’est des aléas climatiques. Est-ce qu’ils surviennent dans le village ? Si ces aléas surviennent dans le village, comment on peut faire en sorte que s’ils se produisent, ils ne vont pas impacter négativement la vie des populations du village, mais aussi de leurs écosystèmes.
On retient donc que le VIC c’est un village qui est sélectionné à dessein pour expérimenter l’Agriculture Intelligente face au Climat (AIC).
Exactement. En fait, si vous voulez, tout cela est lié. Quand on dit un village climato-intelligent, c’est un village dans lequel les activités de production sont menées en tenant compte de la réalité climatique et des ressources. Il n’y a pas une frontière entre Agriculture Intelligente face au climat et villages climato-intelligents. Le village, c’est le cadre et tout ce qui s’y mène c’est du ressort de l’AIC, dans le domaine qui nous concerne, parce qu’il n’y a pas que l’agriculture. Mais là, nous travaillons dans ce domaine-là. Donc, dans un village climato-intelligent, c’est des activités agricoles climato-intelligentes qui sont menées.
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Au Burkina Faso, il y a jusqu’à combien de villages climato-intelligents ?
Je connais deux. Je me réserve d’affirmer qu’il n’y a que deux. Il y a un village climato-intelligent que le Coraf appuie à mettre en place. Je crois qu’ils ont déjà au moins à un an d’expérience, mais là je ne suis pas impliqué. Il y a un autre village que nous sommes en train de mettre en place parce qu’on a dépassé l’étape de diagnostic, on a identifié les activités et certaines activités ont même déjà commencé. Dans les faits, vous allez voir que c’est pratiquement les mêmes activités qu’on fait d’habitude, sauf qu’elles sont pensées au regard de la réalité des ressources. Je prends un exemple simple. Vous décidez de faire du reboisement dans un village. Vous considérez que, compte tenu de votre expérience, les arbres sont généralement broutés par les animaux. Donc, le reboisement ne réussit pas. Vous décidez donc de protéger les plants avec des sortes de grilles en bois qui vont utiliser le bois local, par exemple le bois frais que vous utilisez pour protéger les plants. Il se trouve que dans les ressources de votre village, le couvert végétal est faible. Si vous enlevez ce qui est faible, déjà vous prélevez du bois frais pour protéger des plants, vous voyez que vous êtes en train de dégrader au lieu d’améliorer la situation du village. Donc dans ce village-là, que je prends comme un exemple, utiliser le bois frais pour protéger des plants ne serait pas intelligent face au climat, puisque vous dégradez les ressources du village. C’est-à-dire que chaque activité qui est menée est analysée pour voir si elle ne va pas, au lieu de renforcer la résilience des populations, approfondir leur vulnérabilité.
Vous avez déjà commencé par évoquer les pratiques culturales prises en compte par le VIC. Dites-nous-en davantage sur les autres pratiques et technologies agricoles valorisées dans les villages climato-intelligents.
Nous utilisons essentiellement des pratiques agricoles, culturales, agro-forestières – par exemple, le boisement, les emplois de brise-vent –, les pratiques en production animale, du genre cultiver le fourrage. C’est vraiment tous les domaines agrosylvopastoraux. Maintenant si dans le diagnostic du village, on trouve qu’il y a – c’est un exemple théorique que je donne – une usine qui produit beaucoup de fumée, vous voyez que par rapport à l’atténuation, le fait qu’il y ait beaucoup de fumée a un impact négatif. Donc vous allez prévoir des actions pour lutter contre la pollution. Mais si vous n’êtes pas technicien du domaine, ce n’est pas vous qui allez mener, ou si votre budget ne permet pas, vous vous faites ce que vous faites, mais les autres actions, vous devez aider le village à chercher des partenaires pour permettre que tous les problèmes soulevés dans votre diagnostic soient pris en charge. Parce que le diagnostic doit déboucher sur un plan villageois pour faire face donc à toutes les contraintes qui ont été soulignées. En général, ce sont des bailleurs qui proposent d’accompagner les villages. Ils n’ont pas tous les moyens et, parfois, l’ONG qui intervient n’a pas toutes les compétences techniques. Elle se limite à son domaine et va chercher d’autres partenaires. Il y a dans notre expérience une période où la structure qui conduit le processus va prévoir des moments de plaidoyer pour inviter d’autres partenaires à venir prendre leur part d’activité selon leur domaine de compétence pour permettre que tout ce qui a été planifié soit mené.
Quels sont les principaux résultats que vous avez obtenus depuis l’expérimentation de ces villages climato-intelligents ?
J’ai parlé d’un village où nous venons de commencer, mais il faut savoir que ce que nous venons de commencer résulte d’une expérience antérieure que nous avions menée dans un autre village qui est dans une commune aujourd’hui atteinte par l’insécurité. Donc nous n’avons pas pu, avec cette commune-là qui maintenant n’est plus accessible, nous avions déjà commencé à avoir des résultats. C’est-à-dire que quand vous arrivez, vous voyez déjà qu’au niveau du couvert végétal, ce village était différent des autres. Vous voyez même dans les ménages, il y avait beaucoup d’arbres forestiers, des arbres nutritifs, du genre moringas, tout ce qui est plant qu’on pouvait mettre et qui pouvait en même temps régénérer le sol, mais aussi concourir à la sécurité alimentaire et surtout à la nutrition. Quand vous arrivez, vous verrez que tous les paysages avaient changé. Il y a aussi qu’on avait mis en place beaucoup de dispositifs de CES, DRS [Conservation des eaux et des sols/ Défense et restauration des sols], donc tout ce qui est cordon pierreux, diguette, végétalisé, etc. Donc on avait changé fondamentalement le paysage. Il y a aussi que dans le domaine du processus d’agriculture intelligente, la connaissance est importante. Le fait que les gens qui participent au processus améliorent leur connaissance dans tous les domaines importants. On avait des outils pour suivre ça. Est-ce que les gens changent en participant aux activités ? Et on a pu démontrer que beaucoup de gens avaient donc changé leur pratique parce qu’ils comprenaient un peu tout ce qui se faisait, les objectifs et les résultats qui avaient commencé à être probants les ont convaincus de la pertinence de tout ce qu’on leur proposait.
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Comment le Coraf vous accompagne dans le processus d’opérationnalisation des villages climato-intelligents ?
Je disais qu’il y avait deux expériences au Burkina. L’expérience qu’accompagne le Coraf, je n’y suis pas impliqué. Donc j’ai peu d’informations, mais je connais des collègues qui sont impliqués. C’est à distance que je m’informe de ce qu’ils font. C’est à peu près le même processus, sauf que les outils ne sont pas forcément les mêmes. Mais la démarche c’est vraiment trois éléments ; diagnostiquer la situation du village en regardant l’état de ses ressources, mais aussi l’état des aléas qui impactent ce village. Ensuite, ce qui vous permet d’apprécier le niveau de vulnérabilité du village avant de commencer vos actions. Si vous avez le niveau de vulnérabilité, vous identifiez les facteurs de cette vulnérabilité. Vous devez alors réfléchir aux actions à mener pour renforcer la résilience ou alors réduire la vulnérabilité des populations et des écosystèmes. Et c’est ainsi qu’on a pu établir des actions qui ont abouti à un plan d’action que nous avons pu mettre en œuvre. Dans le cas du second village dont je vous parle, nous sommes en train de commencer à mettre en œuvre, après avoir planifié les différentes actions qu’on a identifiées.
En général, dans un village climato-intelligent, vous devez définir une vision du village. Dans un horizon déterminé, vous pouvez dire dans 25 ans, dans 30 ans, c’est la population qui décide. Cette vision, c’est une sorte d’action synthétisée. C’est-à-dire que l’ensemble des actions que vous avez identifiées en partant des problèmes existants dans le village, c’est ça que vous synthétisez en une vision et vous devez donc travailler à y parvenir. Pour y parvenir, ça veut dire qu’il faut faire en sorte que chaque action puisse être conduite. Si vous n’avez pas les moyens de tout conduire, vous pouvez être sûrs que vous travaillez sur un pan de votre plan d’action, mais vous devez travailler à ce que d’autres partenaires prennent les autres pans pour que tout aille ensemble. C’est comme l’exemple que je donnais. Si vous travaillez ici pour améliorer la situation et à côté, il y a des gens qui travaillent à dégrader, vous voyez que vous n’avancerez pas. C’est un processus. On appelle le village climato-intelligent, mais il n’est pas climato-intelligent tout de suite. On travaille vers cela, mais comme on travaille cela par rapport aux autres villages, on peut quand même dire que c’est un village où rien ne se fait au hasard.
Quelles sont les difficultés majeures que vous rencontrez dans la mise en œuvre d’un village climato-intelligent et comment arrivez-vous à les surmonter ?
Les difficultés majeures, c’est que pour mettre en œuvre un village climato-intelligent, on a besoin principalement de deux ressources : des ressources financières et des ressources humaines. Parce que c’est un ensemble de compétences dont on a besoin, de sociologues, de forestiers, de zootechniciens, d’agronomes, de planificateurs, d’économistes. En général, c’est une équipe pluridisciplinaire qui accompagne la population à toutes les étapes. A côté, on a besoin de moyens financiers. Comme en général, il y a beaucoup de problèmes dans les villages, donc il y a beaucoup d’actions à mener. L’argent que les porteurs d’initiatives ont, ne suffit généralement pas pour tout prendre en charge. Il faut un ensemble de partenaires pour le village, chacun prenant sa part de tâches pour permettre que le processus soit mené globalement sur tous les fronts pour s’assurer qu’on atteigne une situation où tout a été conduit. C’est là qu’on peut se dire qu’on a un village, s’il n’est pas totalement climato-intelligent, en tout cas il présente les meilleures dispositions pour l’être.
Vous voudriez bien conclure cet entretien tout en profitant pour lancer un appel au Coraf.
La situation du monde rural de nos villages est, comme on le sait, assez problématique avec les défis qui se présentent à nous : croissance de la population, augmentation des besoins, dégradation des ressources, climat qui est devenu assez frileux. Tout cela fait que nous devons réfléchir à comment on arrive à toujours assurer nos besoins alimentaires de façon durable. En réalité, c’est ça le problème. Qu’aujourd’hui plusieurs initiatives sont menées pour faire face à ces questions-là, c’est très intéressant. Le concept de l’Agriculture Intelligente face au Climat se présente comme une alternative assez pertinente au regard des enjeux que j’ai décrits là. Malheureusement, c’est une démarche qui demande beaucoup de moyens. On le sait aussi, nous sommes dans un contexte où les financements sont de plus en plus rares. Nous sommes là face à une situation assez complexe dans laquelle nous sommes obligés de continuer de réfléchir, de voir comment on s’en sort.
Le Coraf fait beaucoup d’efforts dans le domaine. Qu’est-ce qu’on peut dire sauf de souhaiter qu’il continue de faire ce qu’il fait, qui est déjà très bien. Je sais qu’il a formé dans beaucoup de pays, beaucoup de personnes, de cadres d’ONG, de projets, de l’État, de la recherche sur ces questions-là. C’est bien qu’il continue, mais aussi qu’il aide les gens à structurer des projets dans les villages pour permettre qu’en partant d’exemples, en supposant que ça pourra faire tache d’huile, on pourrait se retrouver dans une situation où, par exemple au Bénin, il y a beaucoup de villages climato-intelligents et ça ne serait que bénéfique pour tous.
Propos recueillis par Emmanuel M. LOCONON
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